Le tableau que nous présentons fut acquis il y a une vingtaine d’années par un collectionneur particulier français, fin amateur de peintures anciennes. Répertoriée depuis les années 1950, cette version de la célèbre Adoration des Mages de Pieter Brueghel le Jeune a été publiée comme autographe dès les premières études sur le peintre par Georges Marlier en 1969, reprises par la suite par Klaus Ertz (voir Opus cité supra). Son état de conservation, son dessin sous-jacent, ainsi que la très belle matière picturale sont autant d’éléments qui font de notre tableau une œuvre vibrante, attachante, proche de nous.
A l’arrière de notre tableau figure une marque à sec représentant un trèfle. Elle est l’estampille du fabriquant de panneaux Michael Claessens. Celle-ci est l’illustration de la collaboration des différents corps de métiers au XVIIème siècle à Anvers. A l’arrière de notre tableau figure également la marque de l’emblème de la guilde d’Anvers, signe de l’agrément du maître dans l’association des artistes de la ville.
Au sein des quelque trente-six versions (dont seules 24 sont de Brueghel d’après Ertz) de ce sujet recensées, dont seules six sont signées et datées, notre oeuvre apparaît comme l'une des variantes aux tonalités les plus délicates et aux détails les plus minutieux, que valorise encore son excellent état de conservation.
Elève de son père Pieter Brueghel l'Ancien, Pieter Brueghel le Jeune, né en 1564, quitta Bruxelles à quinze ans pour créer son propre atelier à Anvers, où il fut élu franc-maître en 1585. Il y devint vite l'un des artistes les plus prolifiques de son temps et reprit, toute sa vie durant, les mêmes compositions, avec une infinité de différences subtiles dans les détails, le choix des couleurs et le rendu atmosphérique. Profondément influencé, comme son frère le paysagiste Jan Brueghel l'Ancien, par l'oeuvre de son père, il se détacha néanmoins de ce grand visionnaire pour devenir le chroniqueur de l'humble et pittoresque vie paysanne dans les Flandres du XVIIème siècle.
Le présent tableau dérive d'une composition de Pieter Brueghel l'Ancien, signée et datée 1563, - donc exécutée quatre ans avant son décès -, aujourd'hui conservée à la fondation Oskar Reinhart à Winterthur et qui appartenait en 1669 au célèbre banquier parisien Eberhard Jabach. A de multiples reprises dans sa carrière, Pieter Brueghel II reprit ce thème de l'Adoration des Mages, qui lui tenait sans doute particulièrement à coeur puisque l'une des versions datées connues, en 1620, est signée 'P.BREUGEL I': ce 'I' peut sans aucun doute signifier 'INVENIT', mais il est très probable, souligne Ertz, qu'il est aussi un hommage émouvant - que l'on ne retrouve nulle part ailleurs dans l'oeuvre du fils - à son père ; cette hypothèse serait renforcée par l'individualisation inhabituelle chez Pieter Brueghel II des trois personnages masculins debout, derrière le mage noir, dont l'un serait un portrait de Brueghel l'Ancien.
Et pourtant, rien ne permet d'affirmer que Brueghel le Jeune avait pu voir L'Adoration des Mages de son père : le chef-d'oeuvre de Winterthur est unique en ce que le sujet central de l'oeuvre est en réalité la neige, qui tombe à gros flocons, unifiant le paysage et les personnages, gommant les détails, faisant de l'oeuvre une 'allégorie de l'hiver'. Ce tableau serait le premier, dans toute l'histoire de la peinture, où il neige. Au contraire, seules quelques versions, chez le fils (les deux plus importantes de ces versions 'avec neige' sont pour l'une conservée à la Galerie Narodni à Prague, pour l'autre jadis dans la collection Léon Laîné) montrent d'anecdotiques flocons. Il est donc possible que Pieter Brueghel II ait travaillé d'après un dessin, sur lequel ces flocons de neige sont difficiles à représenter. A moins que le fils ait sciemment voulu se différencier ici de son père et souhaité donner de son oeuvre une adaptation personnelle.
Au sein des oeuvres de Pieter Brueghel II, les scènes d'hiver représentent sans doute le sujet le plus populaire, à en juger par le nombre de compositions existantes ; La trappe aux oiseaux, Le Massacre des Innocents, Le Dénombrement de Béthléem constituent pour l'artiste un prétexte pour décrire, avec beaucoup de poésie, la vie en hiver dans les petits villages flamands: la qualité de chacune des différentes versions gît dans les détails, les pas dans la neige, la fumée d'un feu de camp, les arbres dénudés dans le lointain, les oiseaux isolés dans le froid, le jeu des enfants sur la glace... Mais ces sujets sont dramatiques, tueries d'enfants ou pièges à oiseaux rappelant l'immanence de la mort. Le premier plan de l'Adoration des Mages semble dénué de la tristesse présente dans certaines des autres scènes d'hiver, rendant hommage à un minuscule nourrisson, qui ne trouble pas les activités quotidiennes du village. Les tons très doux de l'arrière-plan du présent tableau valorisent les harnachements bariolés des mules - aux armes des Habsbourg - et les somptueux costumes des mages. Les personnages sont décrits avec une grande individualité, ce qui permet au spectateur de s'attacher aux différentes 'scènes' de la composition sans éprouver de lassitude et de cheminer dans l'oeuvre. Les tons très adoucis, l'absence de flocons montrant que la neige a cessé de tomber semblent suggérer un moment de paix et de silence. Mais le drame sous-jacent est présent dans l'arrière-plan : les soldats sont là, qui demain organiseront le massacre des nouveaux-nés et un jour viendront arrêter le Christ pour le crucifier. Il est aujourd'hui admis que la vision de Pieter Brueghel le Jeune, témoin d'atroces guerres de religion, n'est pas purement anecdotique. L'Adoration des Mages est une illustration parfaite de l'intime imbrication entre le temporel et le spirituel dans l'oeuvre de Brueghel.